La thématique du souvenir de la Shoah pour Israël
Pendant quatre mois, les pèlerinages en Pologne au départ d'Israël ont été suspendus. Malheureusement, ils viennent semble-t-il de reprendre, grâce au talentueux diplomate Herzog, président d'Israël.
Alors, malheureusement, ou grâce à…? Synthétisons eu deux mots la version officielle, celle qui s'acharne sans discontinuité sur notre personne, du cerveau à l'inconscient, en passant par notre profil émotionnel. Bien entendu, elle prend appui sur le consensus indiscutable : plus jamais ça. Qui voudrait que ça revienne ? Personne, bien entendu, à commencer par nos propres rangs. La méthode est bien connue : on prend une base solide et consensuelle, et surtout factuelle, avant d'échafauder par-dessus tout un édifice qui passera pour le prolongement naturel de cette dernière.
Si a est le consensus, b en est l'implication. Si on admet a, on admet b. Inversement, si on n'admet pas b, on est accusé de contester le consensus a. En règle générale, c'est plus simple : chacun s'interdit sans y penser de remettre b en doute.
En l'occurrence, l'aspiration à ce que de tels crimes contre l'humanité en général et contre le peuple juif en particulier, imputables à une sauvagerie humaine toujours latente, ne se répètent pas, sert de prétexte à une nouvelle tradition, qualifiable de morbide.
Tout d'abord, il est plus qu'incertain que les voyages à Auschwitz aient une quelconque incidence sur la protection du genre humain au sens large ou du genre juif au sens plus restrictif. Car sous cette optique, on pourrait aussi bien, à l'aune des exils, voyager dans le sillage des crimes de l'Inquisition en Espagne ou au Portugal, des Croisades en Frances, ou encore de l'Égypte, où tout nouveau-né mâle fut jeté dans le Nil.
En fait, la leçon du «plus jamais ça», qui compte sur le travail de mémoire, s'adresse surtout aux Juifs, puisque la Pologne, pour ne citer qu'elle, n'avait pas encore eu suffisamment de temps pour la perdre, dès le lendemain de la guerre, lorsqu'elle renouvela la pratique des pogroms sur la personne des rescapés des camps, qui pensaient pouvoir réintégrer leur domicile polonais.
Effectivement, le message véhiculé s'adresse surtout aux jeunes générations juives, ou plus précisément à celles qui ont vu le jour il y a moins de quatre-vingts ans. Redevenus souverains et détenteurs de la nationalité d'Israël, leur conscience leur signale : «N'oubliez pas de vous sentir très heureux de vivre dans vos frontières, dans votre pays qui vous protège et dont vous assurez vous-mêmes la défense».
Seulement, est-il vraiment pertinent de focaliser le regard de notre mémoire exclusivement sur cette période, bien qu'il soit évidemment hors de question d'en minimiser l'indicible gravité ?
Aujourd'hui, la haine contre les Juifs qui fait le plus de victimes agit d'une manière absurde et paradoxale en Israël. La matérialisation de cette haine n'est due qu'à la présence massive de populations hostiles et à leur libre-circulation au cœur même du pays d'Israël, là où le bon sens eût exigé qu'ils ne s'y trouvassent pas. La question qui se posait, suite à la lapidation par des Arabes de l'adolescente juive Tirza Porat, en 1988, par exemple, ou encore à la tuerie d'Itamar, en mars 2011, quand des musulmans sont venus égorger une famille juive qui goûtait chez elle la douce quiétude du Chabbat, n'est pas de se demander pourquoi l'Etat d'Israël n'a pas rasé les villages qui ont produit de tels bouchers, mais pourquoi il a leur a permis de se maintenir après le recouvrement de sa souveraineté.
La rengaine lancinante des moralisateurs du camp du mal (octroyons-nous le droit, à notre tour, une fois n'est pas coutume, de distribuer des prix et jugements de valeur) est connue, tant elle est rabâchée. Pour le propos qui précède, toutes les étiquettes de la stigmatisation destructrice sont tirées à vue pour qui les distribue. On devrait s'étonner que protéger des hommes, des femmes et des enfants juifs des pires assassins, soit négligeable aux yeux de certains pour qui le mal absolu consiste à refuser ne serait-ce qu'idéologiquement la présence de cette boîte de pétri qui alimente le lot des crimes antijuifs. Aujourd'hui encore, il arrive que l'on entende : «Nos ennemis n'ont pas de place sur notre terre, c'est indiscutable. A présent, s'ils sont prêts à accepter notre présence et à reconnaître notre souveraineté, alors ils peuvent rester là sans problème.» Ce vœu pieux est un pur déni de réalité. Si nous disons qu'il faut être un sombre crétin pour tenir de pareils propos, ou être perturbé par de telles considérations, ce n'est pas un oxymore. Par contre, si nous parlons de sombres illuminés, c'en est un.
De fait, on nous demande, afin que nous restions vigilants et d'empêcher le retour de l'horreur indicible, de nous concentrer constamment et sélectivement sur l'une des générations de l'histoire. On détourne notre attention du danger d'aujourd'hui, quand la haine antijuive ne porte jamais de nom, même aux heures les plus sombres de notre histoire contemporaine, des bombardements de civils juifs aux transports en commun dont les passagers périssent par les bombes et les flammes.
La plus grande neutralité médiatique évoquera des attentats terroristes. Une moins grande neutralité inversera la relation du bourreau à la victime. C'est assez insidieux, et peu sont ceux qui y sont attentifs. La quasi-totalité des organes de presse évoquent des «attentats nationalistes». Ce qui veut dire : tel ressortissant d'une nation occupée et opprimée exprime par la violence – il n'a pas d'autre choix le pauvre – sa résistance. L'innocent assassiné, devient sinon le bourreau de son agresseur à qui il n'a rien fait, du moins le responsable de son propre malheur.
Pourtant, chaque année, dans la Haggadah de Pessah, nous entonnons :
«Il n'y en a pas eu qu'un seul, ♫ à s'être dressé contre nous pour tenter de nous anéantir, ♪♫ car à chaque génération ♫, on se dresse contre nous pour nous anéantir ♫, mais le Saint béni soit-Il nous sauve de leurs mains ♫».
Le danger aujourd'hui n'est plus en Allemagne ou en Autriche-Hongrie, ou encore en Pologne, ce qui ne veut pas dire que les loups se seraient changés en moutons. Sans oublier aucune des périodes de l'histoire ni des exactions perpétrées contre les Juifs, nous devrions nommer les choses par leur nom et secouer la tête pour nous dégager des œillères qui réduisent dangereusement notre champ de vision. Nous ne devons avoir d'yeux et de réflexions qu'en ce qui concerne la Pologne, l'Allemagne, l'Ukraine, etc., et le nazisme ; ce qui, soit dit en passant, a quelque chose d'irritant pour le Polonais moyen qui s'insurge de voir que seule sa haine du Juif attire encore et toujours l'attention générale, alors qu'il n'est pas le seul.
La thématique de la Shoah telle qu'elle est adressée aux autres nations
Ce qui va suivre n'a échappé à aucun observateur : toute visite officielle en Israël d'un diplomate de l'étranger commence par un passage à Yad Vachem, le mémorial de la Shoah. L'avantage, c'est le message sous-jacent qui vient prévenir toute réticence antisioniste ou sémite, au cas où, dans l'une des couches cognitives, émotives ou subconscientes de l'intéressé, un certain blocage rendrait difficile pour lui l'acceptation de l'idée de la souveraineté et de l'indépendance du peuple Juif. Il perce donc le message qui suit : «A cause de ce que vous nous avez fait, ou de ce que vous avez laissé faire contre nous, la moindre des repentances vous concernant est de reconnaître l'indispensabilité de l'existence de notre Etat, qui préviendra vos prochains égarements. »
Le premier inconvénient, c'est la porte que nous ouvrons aux objections du monde arabe, qui fait comme s'il n'avait pas été le complice actif du nazisme, et qui se présente tel un innocent spolié qui doit payer pour la faute des autres : «Mais pourquoi ici ? Pourquoi sur notre compte ?» Comme s'il était évident que leur hégémonie doive s'étaler sur tous les continents. Cette objection entraîne dans son sillage un vaste mouvement d'imbéciles haineux, y compris et surtout en dehors du monde arabe ou musulman ou les deux, qui éprouvent un devoir sacré de repartir en croisade contre les Juifs infidèles.
Inconvénient éducatif pas seulement pour la jeunesse
L'autre inconvénient, c'est que, puisque cette leçon de portée éducative, morale, historique, etc., opère une simplification de l'histoire d'Israël en la faisant démarrer au lendemain de la Shoah, tout ce qui est antérieur étant enfoui dans les annales de la préhistoire, les visites extrascolaires en Pologne deviennent un véritable devoir, mi-civique, mi-religieux. Elles sont inscrites au programme et gare à qui n'effectuerait pas son pèlerinage, car ce serait une entrave au bon respect de la pratique du culte.
Cette nouvelle obligation vient contredire la tradition halakhique fondamentale, qui proscrit toute sortie de la terre sainte, hormis pour une liste de motifs exhaustive.
Considérer la mort comme essentielle pour le judaïsme résulte d'une confusion
Donc, on s'habitue à voir dans la renaissance de l'Etat juif la conséquence sine qua none de la Shoah. Cette démarche n'est pas la nôtre. Elle est le lot d'une autre religion. C'est dans la civilisation chrétienne qu'elle est saillante et perceptible, car son culte est tout entier fondé sur l'idée de mort. Sans martyr, point de religion chrétienne. Sous toutes ses conjugaisons et déclinaisons, elle serait privée d'essence donc d'existence sans la mise à mort de cet homme déifié.
En son temps, en France, un téléfilm eut pour objectif d'exposer cette équation, cette implication de cause à effet[1]. Pour une raison qui échappe à la raison, au lieu d'être admise comme l'évidence même, cette équation basique, cette relation de cause à effet, donc, avait déclenché de vives polémiques. En fait, disait le message, vous êtes bien contents que votre personnage a été condamné et exécuté, et peu importe qu'il l'ait été par les Juifs ou par les Romains, car sans cela, vous auriez été privés de cette religion que vous chérissez tant.
Nous arrivons donc au parallèle qui fait l'objet de la rédaction de ce papier numérique. Il est spirituellement malsain, pour ne pas dire mal-saint, que la néo-éducation juive fasse sienne une telle démarche : si la Shoah n'avait pas eu lieu, vous n'auriez pas eu votre Etat.
Pourtant, cette implication (Shoah-Etat juif) est la profession de foi d'un public qui se fait de moins en moins négligeable. On oublie que la déclaration Balfour précède de plus de vingt ans les lois de Nuremberg, et que la désignation du Royaume Uni, à qui la Société des Nations confie le mandat qui consiste à œuvrer pour la restauration du Foyer Juif en Palestine, date de la conférence de S Remo.
Cependant, assez rapidement, les Anglais s'en dédisent et trahissent leur engagement. Ils sont loin d'être de confiance. Ils cèdent à la violence et à la pression musulmane. Dans le contexte de la Seconde guerre mondiale, ils capitulent devant la menace de mettre à feu et à sang toutes les contrées du Soleil Levant. Ils retournent leur veste et se mettent à promulguer des décrets. La série de Livres blancs ne se contente pas de limiter le nombre de Juifs autorisés à rentrer de l'exil en Palestine. Elle emprisonne de surcroît les Juifs d'Europe comme des rats. Il ne reste plus aux nazis qu'à les exterminer.
Ce raccourci va plus loin. Il tend à rendre fortuite et profane l'histoire. La dimension profondément religieuse et para-historique de l'identité d'Israël est exclue. D. n'a plus sa place dans le retour d'Israël. Pourtant, parmi les précurseurs de ce mouvement du Retour, nous retrouvons le Rav Kalischer qui avait clairement défini cette dimension, bien avant l'indépendance : le peuple juif doit rentrer en terre d'Israël et y rebâtir le Temple, le Troisième Temple.
La première sortie de l'exil, d'Égypte, aboutit à la construction du Premier temple ; la suivante, de Babel, du Deuxième ; et la dernière, qui boucle l'exil d'Edom, conduit à l'édification du Troisième Temple, qui ne sera plus détruit, et qui exprimera le règne de D. sur toute la terre.
Faire dépendre le retour d'Israël moralement et spirituellement de la Shoah est terriblement réducteur. C'est une sorte de règlement de compte entre Israël et les Nations, principalement européennes, mais où D. n'a plus sa place.
Les visites officielles doivent commencer par un passage obligatoire dans la Cité de David, ou alors par la Maharat Hamakhpella, le tombeau des Patriarches et des Matriarches, où David régna sept années durant avant de transférer sa résidence à Jérusalem. Ah ! nous objectera-t-on. Mais alors, vous aussi vous prenez comme pilier de votre existence et de votre raison d'être un tombeau ! D'où la nuance dont la clarification s'impose. Il ne s'agit pas de mettre en avant la mort des Patriarches, mais leur vie. Ce n'est pas la mort d'Isaac à la ligature qui nous fait vivre, mais précisément le fait qu'il a échappé au sacrifice, dès que D. eut éprouvé l'inébranlabilité de la fidélité d'Abraham à son égard. Pour nous, Abraham, Isaac, Jacob, Sarah Rebecca, Rachel et Léa auraient pu être vivants en ce monde-ci aujourd'hui encore que cela n'aurait rien changé à notre foi. Par contre, un autre maintien en vie qui n'a pas eu lieu aurait posé quelques petits problèmes aux adeptes d'une autre religion imposée à l'empire romain par l'un de ses empereurs, un certain Constantin, dit le grand.
D'autant que, par ailleurs, ce culte basé sur le martyr et la mort présente un autre inconvénient. En faisant passer la jeunesse israélienne par les fourgons plombés et les cendres d'Auschwitz, on risque de briser son élan vital, et semer la peur et la dissuasion en leur cœur, comme pour leur dire : si vous irritez les Nations, regardez ce qu'il risque de vous arrivez.
La spiritualité d'Israël doit renforcer le lien à la vie et surtout ne pas réduire une histoire quatre fois millénaire. Les présidents, les rois, les ministres et autres délégations de ce vaste monde, doivent entamer leur visite officielle par la Cité de David, la Cité des Patriarches, et par une vue sur le Mont du Temple avec les franches explications qui s'imposent. Ce n'est pas en suivant la politique de l'autruche, en niant le lien avec le centre de notre terre, celle qui exige toujours un mouvement d'élévation, puisque la prière dit : «Rassemble-nous ensemble rapidement vers notre terre», avec la lettre Lamed ל' du mouvement et non pas la lettre Beth ב' du stationnement, en mettant fin au maintien de la gestion du Lieu par excellence par un Waqf profanateur et étranger, que la paix universelle s'installera enfin en ce bas-monde.
Entre le 17 tamouz et le 9 av, cette période de restriction des réjouissances, de jeûnes, de lamentations et de prières, en souvenir de la désolation de la Montagne de Jérusalem, ne se résume pas en de vaines pratiques pieuses, mais en un véritable espoir qui vise la Restauration. Une fois encore, le judaïsme n'est pas un culte d'affliction pour l'affliction, et le souvenir du Temple, détruit en 3828 de notre ère, soit il y a 1 954 ans, n'est pas une fixation morbide ou obsessionnelle dans le passé mais l'expression d'un futur messianique prometteur. Continuons à prier pour la paix et la construction du Temple, sans nous laisser embrouiller par de fausses idées.
Yéochoua Sultan ©
[1] Un grand merci à qui me fournira les références exactes du téléfilm en question. J'avais pensé qu'il s'agissait du film de Jean l'hôte, sorti en 1985, mais apparemment, ce n'est pas ça.