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21 mars 2024 4 21 /03 /mars /2024 15:25

«Je viens d'atteindre l'âge de vingt ans, mais nous sommes toujours en exil, où je suis né d'ailleurs, dans la banlieue de Suze, la capitale. Dans notre quartier assez cossu, je puis dire, nous sommes en grande majorité issus de la communauté de Moça, où l'on se fournissait à l'époque du Temple en branches de saules pour la fête de Souccot. Pour le moment, c'est bientôt Pessah, et, à moins d'un grand changement, pour ne pas dire d'un miracle, nous allons une fois de plus passer la fête sans apporter le sacrifice de l'agneau pascal. Je m'appelle Ornan, fils de Gad. Drôle de nom. Mes camarades de la maison de l'enseignement disent que ce n'est même pas juif. Mais c'est précisément pour ne pas oublier le souvenir de Jérusalem que mes parents m'ont donné ce nom. Ce fut une grande consolation, suite à une terrible calamité, trois jours d'une terrible peste. Lorsque l'ange s'arrêta entre ciel et terre, à la fin de ce fléau, il tenait en main son épée dirigée vers Jérusalem[1]. Le roi David comprit que l'endroit indiqué par l'épée était le futur emplacement du Temple. Il l'acheta au Jébuséen qui occupait cette terre, bien qu'il voulût la lui céder pour rien. Il paya six cents sicles d'or. Cet individu se nommait Ornan, et mes parents, aigris par l'exil, le reprirent à leur compte, car, dans vingt ans, comme dit mon père, nous rentrerons à Jérusalem et nous y rebâtirons le Temple. Ainsi, chaque fois qu'ils m'appellent, ils sont assurés de ne pas t'oublier, Jérusalem, et de garder toujours à l'esprit les jours bénis de la future rédemption.

 D'autant plus que mon père, qui a vu le Temple dans sa petite enfance, et la grande lumière qui en émanait et qu'il n'a jamais chassée de son esprit, a vu dans ce nom qu'il m'a donné le sens de "la lumière de son père, qui s'appelait Noun : Or-Noun, Or signifiant lumière. Il dit toujours qu'à ma naissance, il avait vu poindre la consolation et la fin de l'exil. "Dans vingt ans, avec l'aide de D., notre fils apportera son obole, le demi sicle, pour le Temple, qui en aura bien besoin en pleine période de reconstruction et d'inauguration".

Mais aujourd'hui que j'ai vingt ans, je n'ose pas lui en parler. Il ne va pas tarder à rentrer de l'atelier de tissage, où il s'est fait un nom dans les tissus. Il est très irrité. Voilà, les soixante-dix années d'exil sont révolues, mais nous sommes toujours là. Pourtant, la terre d'Israël vient de récupérer ses soixante-dix années de jachères que nous n'avons pas toujours scrupuleusement observées, tous les sept ans, depuis l'entrée de nos ancêtres les Hébreux au pays. Eh oui, nous sommes en 3404 de notre calendrier, "la terre a récupéré ses années chabbatiques"[2], mais nous sommes encore là. Eh ? Je suis obligé de m'interrompre, quel est ce tumulte qui prend de l'ampleur et soulève toute cette poussière en bas de la rue ? Quel est ce rassemblement ?...   »

Du haut de sa terrasse, Ornan ne distingue pas très bien. Il ne peut voir qui se tient face à cette foule d'où s'élèvent des clameurs. Il descend dans la cour, où convergent les entrées des demeures voisines et où il passe rapidement .Ses voisins sont absents. Puis il franchit le portait qui donne sur la voie publique. Il presse le pas, inquiet, se demande s'il ne ferait pas mieux de rebrousser chemin. Il croise des visages décomposés, d'autres sidérés, d'autres encore incrédules. Une ménagère instruite hausse les épaules : «A notre époque si tolérante et pour qui les siècles de sauvagerie humaine sont révolus, allons donc. Ça fait même pas dix ans, nous étions tous invités à la table du roi.» Ornan veut l'interroger, s'avance vers elle puis renonce. Non, il veut en avoir le cœur net, s'informer à la source.

Il dévale les cent derniers mètres, rencontre des gens déjà couverts de cendre, qui poussent des cris d'amertume. Puis il s'arrête, empêché par la foule. Un courrier royal, débout près de son dromadaire, répète d'une voix lancinante le décret qu'il doit propager. Il brandit dans sa main un parchemin, qui porte le sceau royal. L'avis à la population glace le sang : «Ordre de détruire, exterminer et anéantir tous les Juifs – jeunes ou vieux, enfants ou femmes – en un seul jour…»[3]

Ornan revient sur ses pas. La campagne est inondée de verdure et de fleurs. Il ne parvient pas à réaliser ce à quoi il vient d'assister. Perplexe, il cherche à comprendre. Plongé dans ses pensées, il remonte la rue, devenue déserte. En pensée, il voit défiler les visages en mémoire.

Peu après, il reprend le fil de son écriture. «Le fond de l'air est si paisible, je devrais être pris de panique, saisi de frayeur et de tremblements, mais non. Serait-ce cette dame si sûre d'elle que les catastrophes ne sont que l'apanage du passé, qui m'aurait si profondément communiqué son optimisme ? S'il s'agit de se laisser influencer par le voisinage, pourquoi ne pas penser plutôt que Esaü, invariablement, hait Israël et cherche à lui nuire, comme l'exprimait si fort ce visage entre deux âges ? Que toute période de calme est soit cette qui précède, soit celle qui suit la tempête ? Il était clair, sur les traits tourmentés de ce vieil homme aux vêtements déchirés, qu'un trop grand calme ne présage rien de bon…  »

Ornan réfléchit, puis s'écrie : «Mais bien sûr ! Non, on n'a pas le droit d'être pessimistes ! Normalement, j'aurais déjà dû cette année apporter ma contribution, mon modeste demi-shekel au Temple. L'exil est révolu, périmé, ce ne peut être qu'une question de quelques jours, voire quelques semaines ou quelques mois. Le décret est pour dans onze mois. D'ici là, d'autres événements prendront le dessus.»

Et pour finir en aparté : cher lecteur, faut-il donner raison ou tort à notre jeune et fougueux Ornan ? Fallait-il se renforcer moralement à la fin des soixante-dix ans d'exil ou se laisser influencer par les mauvaises nouvelles en provenance directe du palais du roi ? Pour éviter les comptes-à-rebours fastidieux et embrouillants – la datation inversée du «calendrier civil» n'évoquent rien pour nous – penchons-nous pour y répondre sur les dates hébraïques suivantes :

En 3395, à la troisième année de son règne, Assuérus organise un grand festin, où, comme l'a si pertinemment remarqué notre honnête ménagère, tous les Juifs étaient invités.

En 3404, Haman, second du roi Assuérus, fixe par tirage au sort la date d'anéantissement.

En 3405, la situation se renverse, comme nous le lisons à Pourim, et ce sont les Juifs qui maîtrisent et dominent leurs ennemis.

En 3408, le Deuxième Temple de Jérusalem est inauguré.

La menace de 3404 ne devait donc pas être prise à la légère, quatre ans seulement avant la rédemption de l'exil de Babel.

Le peuple juif est passé d'une menace de Shoah à sa rédemption en seulement quatre années.

Les ténèbres les plus épaisses préludent à la rédemption.

En chemin pour le Troisième Temple, puisque la restauration n'est pas que matérielle mais surtout spirituelle, nous sommes passés entre 5704 et 5708 des heures les plus sombres à l'Indépendance, ou de 1944 à 1948, ce comptage nous étant du coup familier.

S'il a été si difficile pour Ornan et Ezra de trouver la date exacte de leur retour de l'exil[4], alors que les soixante-dix ans étaient une donnée connue de tous, que pouvons-nous dire à présent, en cette fin de sixième millénaire, quand la tradition cite approximativement deux mille ans d'exil, que tous les calculs de la fin des temps de cet exil[5] ont tous été dépassés et que le Troisième Temple est toujours absent, malgré le retournement de situation qui nous replace au rang de peuple souverain (si seulement les dirigeants s'y investissaient un peu plus) ?

Puissions-nous voir se réaliser le constat de Mardochée le Juif : «La situation se renversa, et ce furent les Juifs qui dominèrent leurs ennemis.»

Pourim Saméah.

 

[1] Voir Chroniques I, XXI, 16.

[2] Voir Lévitique XXVI, 34.

[3] Esther III, 13.

[4] La difficulté contemporaine avait été de définir la date du début des 70 ans d'exil. En deux mots, il fallait non pas commencer avec l'exil des notables quelque quinze ans plus tôt, par exemple, mais compter à partir de la destruction à proprement parler du Temple : de 3338 à 3408. Voir "Pourim a commencé en l'an 3405".

[5] Voir Sanhédrin 97b.

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